• LES ARTS DE VIVRE DANS LA CRETE ANCIENNE

    LES ARTS DE VIVRE DANS LA CRETE ANCIENNE

    Par creteforever77

    Professeur émérite de langues et civilisations helléniques à l'université Blaise Pascal de Clermont Ferrand Docteur honoris causa de l'Université d'Athènes.

    Paul Faure
    Professeur émérite de langues et civilisations helléniques à l'université Blaise Pascal de Clermont Ferrand Docteur honoris causa de l'Université d'Athènes

    Dix-huit siècles avant notre ère, les artistes crétois donnaient une âme à la matière, usant de la couleur, du mouvement, de la ligne pour créer des objets quotidiens ou rituels d'une grande élégance. Les quelques pièces qui sont parvenues jusqu'à nous constituent, comme le rappelle Paul Faure, professeur émérite d'histoire grecque à l'université de Clermont-Ferrand II, un éblouissant témoignage sur ce que fut la Crète à l'âge du bronze, à qui nous devons également le premier texte « imprimé » du monde, sur une galette de terre cuite.

    Une poterie élégante

    Avec leur tête – l'embouchure – leur col, leurs épaules, leurs flancs, leur base – le pied – les poteries d'argile ne sont-elles pas un corps vivant, une façon éblouissante d'animer et de parer l'inanimé ? Dès le début du second millénaire avant notre ère, vers 1850-1700 av. J.-C., avant donc que ne brillât la culture mycénienne, les potiers crétois réalisaient des pièces étonnantes. Leur style porte le nom de la caverne du mont Psiloriti dans laquelle on les découvrit : Kamarès. On fut particulièrement surpris par les tasses à une anse et les sveltes gobelets aux parois si minces qu'elles en devenaient presque transparentes, semblables à des coquilles d'œuf. Ce miracle tenait-il à la dextérité d'un artiste, à l'emploi d'un tour à grande vitesse, à de l'argile moulée ou coulée et cuite à haute température ? Ou plutôt, comme on a pu le reconstituer empiriquement, à de la céramique brute longuement frottée et laminée à la toile émeri ? Les autres formes les plus fréquentes ress
     emblent à nos théières à bec verseur ou ponté, à nos bouilloires sphériques munies de deux anses, à nos compotiers, à nos cruches à une anse mais dont le bec adopterait la forme d'une tête d'animal. L'amphore reste plus banale, mais partout règnent l'élégance des formes et l'équilibre entre les parties.

    C'est dans le décor que se déploie la fantaisie des artistes du style de Kamarès. Sur un fond bleu sombre de glaise colloïdale non ferrugineuse ou sur un fond violet d'ocre et de manganèse, le pinceau trace des bandes ou des spires blanches, jaunes, vermillon, carmin, orange. Souvent apparaissent de blanches marguerites au cœur jaune et aux pétales espacés, effilés comme des rayons de soleil. Parmi les enroulements, se déploient des anémones, des boutons de crocus, des lis stylisés, des rameaux de lierre ou de simples pétales et des vrilles. Une tasse trouvée à Phaestos porte même trois rangs de coquillages en relief s'ajoutant au décor floral, peut-être pour suggérer la vie universelle ou on ne sait quelle présence divine, quel symbole sacré.

    Pierres fines et orfèvrerie

    Paradoxalement, l'art crétois par excellence n'est ni l'architecture ni le modelage, mais la glyptique ou art de graver les pierres fines : dans une population presque totalement illettrée, le cachet servait à la fois de pièce d'identité et de signature, de moyen de contrôle, de bijou commémoratif, de talisman et d'objet de piété. Taillé dans une matière dure comme le quartz, le jaspe, l'agate, la cornaline, la sardoine, l'hématite, ou plus tendre comme la brèche, la serpentine, la stéatite, le marbre, il constituait une sorte de double de la personnalité et, suspendu au cou par une lanière de cuir, il accompagnait et protégeait le mort dans l'au-delà. Le graveur utilisait divers outils de bronze dont les forets tubulaires pour découper, percer, épanneler, polir, graver en creux et retoucher ce véritable bijou. Les plus intéressants à mes yeux sont ceux qui, sur un centimètre carré, représentent de petites scènes : un bouquetin narguant du haut de son rocher le chien qui le g
     uette, un chat aux prises avec un canard sauvage, un lion bondissant sur la croupe d'un taureau… La faveur du public s'adresse à une sardoine orangée qui montre deux oiseaux aquatiques ouvrant les ailes, l'un déjà détaché de la surface du marais. Cet art repose sur trois principes : rendre le mouvement à l'aide de courbes, les disposer en un tout organique, rechercher le trait original et mystérieux, en un mot, la poésie.

    Si l'or attire irrésistiblement, c'est qu'il a toujours été considéré comme du soleil pétrifié, transfigurant les vivants, réchauffant et illuminant les morts. Mais quand ce métal lourd, très malléable et inaltérable, d'ailleurs fort rare en Crète à l'état naturel, est confié à des orfèvres, il devient un bijou chargé de symboles. Un pendentif daté de 1800 av. J.-C., découvert au nord de Malia, figure deux corps d'abeilles affrontées, une pelote de pollen entre les antennes, un gâteau de miel entre les pattes. Trois petits disques sont suspendus, deux aux ailes, un à la rencontre des abdomens. L'artiste a utilisé toutes les techniques : le martelage, le filetage, le repoussé, le grènetis, la ciselure et le polissage. Or ces figurines stylisées prennent la valeur d'un hiéroglyphe : l'abeille c'est Mâ, la Double Déesse, vierge et mère, créatrice et nourricière, maîtresse des trois astres qui règlent la vie des hommes : le soleil, la lune, l'étoile du berger, et souveraine des t
     rois mondes : céleste, terrestre et souterrain.

    L'art sacré des rhytons

    La statuaire est magistralement représentée par les rhytons ou vases à libations figurant une tête de taureau. Pour y verser le vin ou le sang des sacrifices, l'artiste a choisi la stéatite, un silicate naturel de magnésium de consistance tendre et savonneuse, onctueux au toucher, facile à polir et à revêtir de feuilles d'or. Le bloc, livré tout équarri de la carrière à l'atelier, était immobilisé sur un billot, attaqué intérieurement et creusé au burin ou au ciseau de bronze, foré au moyen d'une tige perceuse à mèche d'obsidienne. Puis il était sculpté extérieurement à la forme voulue et creusé aux endroits à incruster : les contours du mufle, les orbites, la racine des cornes. Une bande sinueuse d'émail blanc était coulée à l'aplomb des lèvres, deux cristaux de quartz faisaient briller les yeux, deux cornes (de bois dur ?) dorées s'inséraient sur le front. Ce rhyton concentre une puissance têtue, menaçante et superbe.

    Mufle entrouvert, lèvres blanches d'écume, il figure le dieu mâle que l'art n'ose représenter que par ses symboles : le soleil rayonnant, la double hache, le roi des troupeaux. Le taureau divin, élevé dans une étable spéciale de l'aile orientale de chacun des palais, finissait par être sacrifié et son sang, recueilli dans un vase consacré, était répandu très probablement sur la tête ou sur le corps des participants. Cette sorte de « baptême » préfigure celui des fidèles de Mithra. Ainsi cette sculpture terrifiante et radieuse exprime quelque chose d'infiniment plus spirituel que son réalisme ou l'habileté technique de son créateur : elle montre la foi en la générosité d'un dieu qui se sacrifie pour ses adorateurs.

    Un décor intérieur coloré

    On sait que les parois intérieures des pièces d'apparat, les colonnes de bois et parfois même le dallage des palais et des villas, étaient stuqués et peints ou cirés, s enduisaient largement le fond en indigo, rouge ponceau ou marron, si le sujet devait se détacher en clair.

    Voilà comment fut réalisée celle qu'Evans surnomma la Parisienne, tant son regard immense et provocant, son nez mutin, ses lèvres fardées et son corsage rayé semblaient contemporains de la Belle Époque. On pense aujourd'hui que ce célèbre buste appartenait, vers 1500-1450 avant J.-C., à une déesse portant sur la nuque le nœud sacré, hiéroglyphe d'éternité. Elle se tenait probablement debout, face à une autre déesse vêtue d'un corsage analogue. Entre elles, on a pu reconstituer des personnages en robes longues dans diverses attitudes. Nulle part mieux qu'ici on ne sent l'amour de l'artiste crétois pour la vie, le geste individuel, la fantaisie, au sein de conventions et de formules vieilles de plusieurs siècles. Sur un fond d'un bleu saturé, les chairs féminines se détachent en blanc, celles des hommes en rouge ; objets et personnages sont sans ombre et les visages sans ride, l'œil apparaît de face dans un visage de profil, les épaules et le torse semblent tourner sur le bas d
     u corps : l'art a éternisé le temps qui passe, transfiguré l'humanité pour la porter en plein ciel.

    La danse, une musique qui se voit

    La peinture crétoise fait entendre la musique de l'âge du bronze. Les flûtes simples ou doubles de bois, les instruments à percussion ou à résonance, de peau, de cordes ou de bois, même les sistres de métal, tous, sauf un, ont disparu, mais leur image fidèle subsiste sur les parois du sarcophage d'Agia Triada (environ 1400 av. J.-C.). Au reste, quelques figurines de marbre, diverses empreintes de sceaux et des vases peints confirment l'existence de trois sortes de lyres tenues verticalement, l'une à trois cordes, qui fait penser au rebec du Moyen Âge, la seconde à quatre cordes, la troisième à huit cordes. Dans la cithare à sept cordes représentée plusieurs fois à Agia Triada, le résonateur est constitué d'une profonde caisse en bois doublée de lames vibrantes en corne ou en cuivre qui renforcent le son ; elle est surmontée de deux bras courbes terminés par deux cols de cygne. La traverse supérieure est ornée de fleurs de lotus en os ou en ivoire. L'artiste exécutait le chant
     en frappant les cordes de la main droite et l'accompagnement avec les doigts nus de la main gauche. Cette musique s'entendait dans les processions religieuses et les sacrifices funèbres. Organe de l'expression alors que la flûte exprimait la passion, l'instrument à cordes racontait et commentait la cérémonie. La musique accompagnait tous les travaux, y compris ceux des moissonneurs que l'on voit se profiler sur un vase célèbre d'Agia Triada ; elle servait de remède contre les maux de l'existence, accompagnait toutes les fêtes : il s'agit du seul art qui ne fût pas le privilège d'une élite.

    La danse, cette « musique qui se voit », n'apparaît plus que dans de rares représentations qui en figent le mouvement. Je préfère, au musée d'Héraclion, cette figurine d'ivoire dite Acrobate : après tout, l'acrobate, comme une danseuse, ne fait-il pas des pointes et n'avance-t-il pas en cadence sur l'extrémité des orteils ? Il provient de Cnossos et appartenait à une scène de tauromachie. Cet exercice rituel consistait, pour les jeunes concurrents, à attendre de front le taureau sacré en train de charger, à en saisir fortement les cornes, à basculer, tête la première, par-dessus son garrot et à retomber sur la pointe des pieds de l'autre côté de sa croupe. L'ivoirier l'a imaginé au moment le plus allongé du saut périlleux.

    On admire le rendu des détails anatomiques, l'extension extrême des membres, l'aisance avec laquelle s'exprime un mouvement de voltige. Pour les Anciens, l'ivoire ne représentait pas seulement un fragment de dent morte ou d'os plus ou moins poli : avec ses veinules, sa douceur chaleureuse, son éclat et sa densité, il ressemblait à la chair inaltérable des dieux. Par conséquent, notre figurine a les plus grandes chances d'évoquer un dieu de la jeunesse ou un prince qui, par l'épreuve, devient un héros ou un roi de droit divin.

    Une étrange calligraphie

    Depuis juillet 1908, une pièce fascine les foules et les spécialistes qui lui ont consacré des centaines d'articles : le Disque de Phaestos. Cette galette d'argile cuite de 16 cm environ de diamètre présente deux faces couvertes de signes d'écriture – 242 en tout – disposés en spirale et répartis en 31 cases d'un côté, 30 de l'autre. Il s'agit du premier texte imprimé du monde. Trouvé dans des circonstances douteuses, en principe dans un dépotoir de Phaestos, il paraît dater des environs de 1600 avant J.-C. Les 45 ou 46 caractères d'imprimerie employés représentent des personnages ou des têtes humaines, des animaux ou des parties de leur corps, des plantes, des outils ou des constructions familières : cruche, hache, palanquin, navire, par exemple. Plus de la moitié de ces signes ont des homologues dans les écritures hiéroglyphiques ou syllabiques de la Crête minoenne et l'on a cru qu'il suffisait d'en appliquer les valeurs bien connues aux petites images du texte du disque po
     ur en avoir la clef. Mais ce disque est unique et l'on ne sait s'il faut en commencer la lecture par le centre ou par ta périphérie, s'il faut ou non tenir compte d'au moins 28 ratures et corrections. De plus, il reste à interpréter 20 figures sans correspondance avec aucune écriture : s'agit-il d'idéogrammes, de syllabes ou d'hiéroglyphes ?

    Comment ne pas admirer ce peuple d'artistes qui, 3000 ans avant Gutenberg, inventa la plus durable calligraphie qui fût, la poésie des signes, les « bandes dessinées » et une façon originale de les présenter ? Si la culture est un savoir qui s'exprime en objets d'art, alors les Crétois du second millénaire avant notre ère furent les premiers Européens cultivés de la Méditerranée. Leur art de vivre raffiné dans des villas confortables avec des baignoires et le tout-à-l'égout, des jardins fleuris et des pièces embaumées, montre combien leur esprit avait su lui-même se dépasser.

    Paul Faure
    Avril 1991


  • Commentaires

    1
    Eloise
    Vendredi 9 Janvier 2009 à 22:26
    J'adore la crète !!!! j'y suis allé 5 fois.
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