• Le voyage en Grèce, un récit d'Eugène Marsan

    Le voyage en Grèce

    Un récit d'Eugène Marsan

     

      Voilà une série de cartes postales rédigées par    Eugène Marsan lors d'un voyage en Grèce en 1927. L'écriture lumineuse de Marsan lèche ses sujets avec délice et son enthousiasme, plein de candeur, fait merveille. En hommage au pays des Hellènes, la patrie de coeur de tout honnête homme, victime la semaine dernière de la muflerie allemande.


    I. – Jusqu’en Grèce

    Nous avons parlé des six écrivains français qui, le mois dernier, allaient partir pour la Grèce, Boissy, Billy, Marcel Boulenger, Meunier, Plessis et un autre... Ils sont partis, ils sont revenus ; et à présent, ils parlent, ils décrivent les merveilles qui les ont enchantés, ils répètent en tous lieux qu'aucune éloge de la Grèce n'a menti. La réalité passe même tout ce que l'on avait pu concevoir ou pressentir.
    Leur bonheur a commencé à Marseille, au lever de l’ancre, bien qu'il plût, mais la promesse que leur esprit berçait leur tenait lieu, pour une fois, de cet ensoleillement des falaises bigarrées qui est inoubliable. Puis les six furent heureux sur la mer, qui changea seulement de couleur, sous leurs yeux, de la perle à l'améthyste, non point de forme. C'était une fuite insensible, quelquefois une légère oscillation ou pulsation. La chance apaisait le vent, leur composait un monde limpide, immatériel, sans obstacle.
    Les bouches de Bonifacio, le Stromboli, Charybde et Scylla ou la Calabre et la Sicile. On passe dans la mer ionienne. Ithaque, par-dessus Céphalonie, lève la tête, semble-t-il, pour contempler Zante. Les six ne quittaient plus le pont... On entre en Grèce entre deux châteaux, entre deux anciennes forteresses dont on imagine à l'instant qu'elles ont inspiré le moyen âge de Moréas. De là, on passe dans le golfe miroitant. Le jour va partir et il étincelle comme une armure. La porte d’argent par où il s'en ira est doucement posée sur les flots, un peu à notre droite, en arrière, entre deux monts : mais il va devenir impossible à nos regards d'en soutenir l'éclat. Cette petite ville, à droite, ou ce grand village, enfin ces maisonnettes et cette étroite plage, ce n'est rien : c’est où Agamemnon réunit les rois.
    Il se peut que d'autres couchants aient plus de splendeur. Aucune lumière ne fut jamais plus belle que celle-là qui doucement s'éteint entre tant de courbes heureuses où quelques couronnes de neige décorent le front de l’Eurymanthe, de l'Hélicon, du Cithéron...
    La terre s'est resserrée de part et d’autre, en même temps que la nuit. Le bateau glisse entre deux parois comme dans le fond d'une trémie. Une odeur de chèvrefeuille, puis une odeur de foin coupé nous enveloppe. Et tel est le commencement du beau voyage des six.
    Si vous allez jamais à Athènes, le premier jour, ne bougez qu’à la fin de l'après-midi, un peu avant la chute du soleil. Alors courez à l'Acropole. Mais arrivé en haut, ne prenez pas à droite, il est trop tard : à sept heures, la porte sera fermée. Prenez à gauche, par la route où se trouve une petite église vouée à saint Démètre. Derrière cette église, à cinquante pas, il y a un rocher qui affleure, c'est la pointe de la Pnyx. Gagnez ce rocher, les yeux baissés, et là, tournez-vous brusquement, et regardez, avec tout ce que vous avez jamais eu d'âme. Le miracle des hommes est là, le Parthénon rose et doré. Comme si tout l'espace avec ses légers flocons était Minerve, et qu'il reposât dans sa main ouverte. Il faudra que vous baissiez la tête parce que vous sentirez des larmes, homme trop heureux.


    II. — Les roses d’Athènes

    Redescendre de la colline, entrer dans une maison amie, dans l’une de ces courtoises maisons d'Athènes, dignes de tout ce que l'on a jamais dit de plus flatteur de la politesse française, goûter d'une coupe de fruits exprimés, les plus riches en arômes qu'il y ait au monde, saluer Minerve, saluer Diane, saluer Héra toutes les trois vêtues en Parisiennes consommées, apprendre que Diane a été, un an en ça, championne de tennis à Paris, et puis tourner la tête pour découvrir tout a coup, dans le cadre d'une baie encore le Parthénon.
    Il apparaît de profil. Dans ce commencement d’une douce nuit, après le soleil, avant les étoiles, dans ce reste de jour, dans cette calme lumière, le rose de feu du marbre s’est mystérieusement assombri ou violacé. L’on voit, comme sur un graphique, les marques de l’explosion. Les poudres, en éclatant sous la bombe, ont ouvert le temple en son milieu. A gauche et à droite, elles ont couché les colonnes dont les vestiges sont là par terre. De quoi s'embarrasse-t-on ? L’identité de tous ces fragments est-elle trop incertaine ? Messieurs les professeurs, à vous de vous efforcer. Mais comment ne relèverait-on pas, comment n’essaierait-on pas de remettre en place, tout ce qui est là, gisant ? Plus complète, la sublime figure n’en serait pas plus belle. Elle serait encore plus émouvante. Le souvenir et le songe ressembleraient encore mieux à la forme passée
    Comme il faut prendre garde au mélange, à la superposition des images dans la mémoire ! Au balcon de cette gentille hôtesse, aux pieds de l'Acropole, l’heureux voyageur n'était pas allé si loin dans les raisonnements. Il avait subi, sans plus, et presque sans souffler mot, l’ascendant du rythme, l'enchantement des colonnes cadencées, la magie des proportions. C'est le lendemain matin, à pied d'œuvre, sous la conduite d'un archéologue, qu'il conçut la théorie, probablement très banale, qui vient d'être rapportée. Alors le Parthénon lui parut grand, dans l'espace, comme la plus vaste des cathédrales gothiques. Et il n'en est rien ; sous les instruments de mesure, la merveille est, paraît-il, bien plus petite. La grandeur que le regard lui prête, si elle est une illusion des sens n’en comble pas moins l'âme. L'on n'est contraint de ratiociner, l'on n'est contraint de traduire ainsi les choses par le biais des comparaisons qu'après, pour rendre sensible à autrui une telle grandeu
     r morale non point diminuée mais parfaite par l'idée d'équilibre et de pondération. Le sentiment que l'on éprouve est ensemble d'une plénitude et d'une allégresse dont on avait pu avoir jusque-là le soupçon et l'envie, non pas cette radieuse possession. Comme une colonne dorique peut être forte ! Comme une colonne droite peut être galbée ! Dans cet ardent couloir des péristyles, choisissez des yeux deux beaux fûts, et bougez jusqu'à ce que le ciel vienne se loger entre eux, ce pan de ciel : attendiez-vous que les deux longs côtés de ce triangle curviligne— curviligne, oui vous saviez cela d'avance — fussent d'un arc si prononcé ?
    Tout est divers ici, dans l'unité. L'ordre grec est vivant, plein d'approximations, de soins exprès, de décisions arbitraires et souveraines. Le sol a des pentes subtiles, calculées. Et le temple lui-même, orgueil d'Athènes, n'a pas été posé sur la colline en son centre, en son beau milieu. Il a été posé à gauche, au sud, à la place choisie, telle quelle, pour qu'il parût le plus beau possible. Et les jeunes filles de l'Erechthéion — pour parler d'elles, enfin, que l'on découvre avec saisissement — paraissent droites comme des peupliers ou sinueuses comme de l'eau selon qu'on les regarde de face ou que l'on se penche pour étendre leur silhouette. Double aspect bien voulu pour interpréter à la fois le mouvement, le frisson de la vie, et la stabilité, la fixité, la permanence. Si bien que les Caryatides, les filles de Caryae en Laconie, ont perdu leur nom, dérobé par les architectes.
    Il faut redescendre, à la fin, Athènes au mois de mai est pleine de roses. Ces grosses roses rouges. Ya-t-il un Athénien, par un si beau soir, qui n'ait pas encore envoyé un bouquet de roses à la dame de ses pensées ?


    III. – Les montagnes de la Grèce

    Pourquoi sont-elles les plus belles du monde? Elles ne sont pas les plus hautes, elles ne sont pas les plus escarpées. Elles ne sont pas les plus pittoresques au sens courant du mot, leurs gorges ne sont pas les plus creuses, leurs bois ne sont pas le plus profonds. Qu'est-ce donc qui, en elles, émeut à ce point ? Le prestige de leurs noms ? Mais celui lui qui sait distinguer le plaisir qu'il doit à ses yeux sent qu'il serait à peine moins ravi s'il ignorait ces noms, s'il ignorait tout. Avec sa belle plaie candide, miroir du soleil, le Pentélique serait aussi noble et harmonieux s'il n'était point le Pentélique. Sous la couronne des scintillants nuages, qui ne le quitte pas, le Parnasse, avec un nom barbare, n'en aurait pas moins ce charme et cette douceur dans la gravité.
    Non, ceux qui ont loué la Grèce n'ont pas menti. La beauté de la terre y répond à celle des cieux. La beauté de ces montagnes n'est pas une idée, ou c'est une juste idée des formes et des couleurs. Belles lignes infléchies dans le bleu du firmament, et tous ces gris indéfiniment rompus de roses innombrables et de violets légers... Mais le bleu du firmament n'est pas un bleu cruel. Le ciel de la Grèce en mai ressemble à celui de l'Ile-de-France par un doux mois de juin. La même gamme, dans le haut. Il est transparent aussi, il est clément, il est à la fois allègre et serein, et toujours floconneux, pour mieux briller, pour soudain saisir et répandre entre deux volutes un faisceau de rayons.
    La voiture roule vers Sunium sous un tel ciel. Elle a traversé les landes, puis les flancs pourprés du Laurium. Elle débouche aux pieds d'une dernière élévation qu'il faut gravir, et la mer paraît entre les colonnes étincelantes, les colonnes élancées du temple à Poséidon, blanc comme un cygne. Les premières Cyclades, l'Argolide, Egine : le « sublime promontoire » est pareil à la forme d'un navire entouré par une escadre d'îles et de rivages qui ne semblent pas peser, qui semblent flotter dans l'espace si clair. Les courbes s'entre-croisent ou se prolongent bien : tout est grâce et grandeur, eurythmie. La mer de Myrto est tout entière un saphir, mais fluide, sans la densité des pierres. On croit songer. C’est échapper au temps. Un autre jour, la voiture a quitté la ville pour traverser l'Attique, gagner le bourg charmant et ombragé qui s'appelle Thèbes, cingler vers Delphes. Tous ces noms, oui. A Thèbes, Boissy et Meunier n'ont de cesse qu'ils n'aient découvert l'Acropole, le
     rocher sacré, et dans la belle plaine ils croient voir, comme dit le texte, « étinceler les armures », mais c'est une eau d'un bleu de fer bien poli. Les montagnes sont de plus en plus belles et majestueuses. La majesté croît sans que l'élégance disparaisse. Celles-ci, après la grasse terre rouge de l'incomparable oliveraie, celles-ci, où nous allons atteindre au terme du voyage, ont peu à peu acquis une âpreté ... Dans ces roches que travaillait une vapeur de feu, les Anciens avaient vu le centre du monde. Apollon qui était adoré là n'a pas été ce dieu riant et facile, il n'a pas été ce génie frivole que les barbares ont attribué aux peuples méditerranéens. Il a été plein de mystère. Sa face éclatante et révélée était la cime, l'accomplissement d'un univers où  la flamme comptait avec ses deux pouvoirs, dévastateur et bienfaisant.
    Les hautes roches tournent à pic au-dessus de la vallée fertile. Sur la pente des monts les troupeaux épars ressemblent à des poignées de raisins de Corinthe. Et la voiture qui tourne magistralement sur les lacets vertigineux est saluée par des bouquets de fleurs. C'est à l'entrée de chaque village dix gerbes de fleurs des champs qui sont jetées dans la voiture à la volée. Non pas d'un geste de commande, pour nous inventé par le poète qui nous attend, mais par gentillesse et par goût, spontanément, selon la coutume de ces bergers. Dites-moi un autre pays où l'on ait le cœur si amène, et l'aménité si ingénieuse, si poétique ? En vérité, nous étions baignés de poésie. C'est la poésie dans tous ses modes que nous rencontrons. Ce qu'on appelle ainsi : inanimée et latente dans les choses, et captée par l'homme qui en nourrit sa rêverie, sa religion, son habitude, le chant de sa bouche.


    IV. – Prométhée à Delphes

    Les terrasses de Delphes n'ont pas coulé dans la vallée. A peine les années ont-elles émietté leur bord.
    Tout en haut, contre la roche à pic, le Stade. Sur le premier palier, la ville, c'est-à dire le temple à Apollon entouré des monuments de toutes les cités de la Grèce. Le temple a eu toutes ses colonnes jetées contre le sol pour redevenir poussière. Sa puissante assise creusée de mystérieuses galeries garde encore dans ses dalles l'ondulation de la terre qui tremble. Mais il fallait qu'Athènes fût privilégiée dans les siècles. Les débris retrouvés ça et là ont permis de reconstruire l'adorable Trésor de cette merveilleuse blancheur qu'enveloppe un voile, une buée, et comme le rayonnement d une chair vivante.
    Entre les deux, à mi-chemin des cimes, dans le plein de la coupe, le Théâtre. Il est intact. Tous ses degrés sont là, peut-être émoussés, mais présents, émouvants. Il a perdu juste ce qui le bornait du côté du Levant, un mur plus ou moins haut, ou quoi que ce fût : les archéologues en disputent. Il est donc tout ouvert sur l'espace. Les destins lui ont donné ce fond où le ciel et les montagnes se répondent comme deux voix.
    Nous sommes arrivés le soir, venant de Thèbes, par les vertigineux lacets. Nous avions le cœur saisi de la grandeur quasi farouche des ombres et des cimes mêlées. Le poète Angelos Sikelianos, l'hôte qui nous a appelés à toucher de la main le songe parfait qu'il a conçu, est là au bord de la route. Impatient de nous voir, inquiet à frémir, et — plus profondément — tranquille, serein, assuré dans la compagnie des idées et des formes.
    Il nous reconnaît, s'empare de nos mains, de nos regards. Quelles gens sommes-nous ? Avons-nous confiance ? Sommes-nous déjà touchés ? Il nous parle de la courte pluie qui, devant nous, comme par l'intervention d'un dieu, a rabattu la poussière. Il n'en est pas alarmé et prédit paisiblement le soleil. Il connaît le rythme des nuages et des vents dans le ciel de Delphes. Puis il procède, avec une lenteur mesurée, avec 'une juste prudence, par allusions. Savons-nous bien pourquoi il a rêvé de faire entendre la voix de Prométhée, humain bienfaiteur des hommes sur ces sommets dont la majesté n'est pas indifférence, mais domination, sujétion de tous les éléments inférieurs. Ses raisons sont les mêmes qui conseillaient aux Anciens de situer dans ces rochers si grands moralement le centre, le nombril du monde.
    Tout le jour nous avons couru sur les pentes, allant et venant entre les ruines et ces aires de pierre dure où dansaient les garçons et les filles. Il est cinq heures. Le soleil n'a plus sa force, bien qu'il doive croître en beauté. La foule. Plus d'une belle s'est assise dans son blanc ou noir costume du XVIe siècle ; et ce sont des Grecques, regardez-les, vraies filles de celles dont l’image a été sculptée et peinte pour émerveiller à jamais. Silence religieux.
    Le rocher factice, qui depuis le matin attirait sans cesse notre attention un peu dépitée, a commencé de prendre dans la lumière du soir la légèreté, la couleur qui furent prévues. Et les syllabes d'un poème moderne dont nous allons admirer pas à pas la fidélité et le bonheur prennent leur vol. Ce chant de la parole grecque, toujours le même ; cette poésie égale dans la force et dans la nuance ! Nous sommes gagnés. Les têtes se baissent pour un plus grand recueillement, lorsque derrière les deux arcs ou les deux longs boucliers miroitants des Phaidriades, un Echo double et prolonge les cris de Prométhée.
    Reproduire la pose d'une statue ne serait rien. Reproduire les poses de mille statues serait facile. Imaginez-les. Imaginez une théorie de jeunes filles rivales des statues, et représentez-vous ces mille attitudes. Mais de l'une à l'autre de ces poses, imaginez les passages, imaginez les mouvements qui les relient. Telles étaient les Océanides que nous avons vous vues. Elles bougeaient ainsi, dansaient ainsi, s'immobilisaient ainsi, et cependant chantaient. Lorsqu'elles allèrent — en deux files qui se rejoignaient au centre du cercle et de là s'avançaient — lorsqu'elles allèrent vers le rocher de Prométhée, élevant leurs mains vers le ciel invoqué ...
    Nous avions vu, dans ce ciel, des aigles voler, si prés que leur aile dessinait contre l'azur un blason. Nous avions vu ce ciel peu à peu rougir. Les rayons du couchant, partis derrière nous et reflétés de l'autre côté sur les pentes, revenaient cerner d'un trait de feu les contours du rocher. Est-ce qu’il vous en faut tant pour avoir à contenir trop d'émotion ?...
    Plus tard, et assez tard dans la nuit, la montagne passée ou tournée — comment savoir aujourd'hui par quels sentiers ? — nous sommes plusieurs qui disons de temps en temps deux ou trois mots, sous un bouquet d'arbres frais. Et parmi les veines d'eau qui chantent, ouvertes dans celle grande masse noire, il y en a une, selon nos désirs, qui est celle de la fontaine Castalie.

    Eugène Marsan.

    Mai 1927


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